• " Madame la voisine ou Monsieur le voisin.

    L’autre jour en me réveillant chez mes ami-e-s les occupant-e-s du 20 Grottes, une douce mélodie me léchait les tympans. Elle venait de la fenêtre ouverte, de la rue, du bâtiment d’en face, très chic, fraîchement rénové. Elle venait de votre appartement. Vous dégustiez sans doute vos croissants en chargeant votre stéréo d’ajouter un peu de beauté à votre matinée. J’aurais pu féliciter votre bon goût. Du Yann Tiersen au réveil, quel charme ! Quelle douceur ! Quelle finesse ! De belles et longues minutes d’harmonie, d’accordéon minutieux. Des images étouffées de Montmartre sous la pluie. Yann Tiersen, le champion de la poésie quotidienne. Yann Tiersen, le pote d’Amélie Poulain.

    Mais moi j’entends cette belle musique et je vous imagine vous, et j’enrage. Vous vivez dans le dernier " vieux " quartier populaire de Genève : les Grottes. Il est en train de se faire raser, sous vos yeux, sous votre fenêtre, jour après jour. On le rase comme on sait le faire de nos jours, en douceur, avec une douceur sardonique, avec un joli sourire écologiste et des jolies sérénades au " développement durable ". C’est le fameux capitalisme à visage humain, qui ne détruit plus les vieux quartiers à coups de bulldozer mais à coups de rénovations, qui n’y plante plus des tours en béton, mais des lampadaires et des pavés en plastique, et surtout, des nouveaux habitants et des nouvelles habitantes, aisé-e-s.

    Les Grottes étaient une honte pour Genève. Comment ! Une ville si riche, si internationale, qui n’a pas encore fini de se standardiser ! Comment ! Une cité d’Europe Occidentale qui n’a pas encore refoulé tous ses quartiers populaires à la périphérie ! Qui en garde un juste derrière la gare ! Quelle indécence ! Nettoyez-moi bien cet immonde champignon, cet espace étrange, incongru, tout de guingois, vivant, truffé de squats. Remplissez-moi ces places de cafés, et chassez m’en toute bouffe populaire impromptue. Uniformisez-moi la couleur de ces façades, maladroitement peintes par celles et ceux qui habitent derrière. Expulsez-moi ces squats et haussez-moi donc ces loyers. Plus rien ne doit être laissé à l’improvisation, ni aux habitant-e-s. Le service de l’urbanisme est bien plus apte que quiconque à choisir la norme qui est bonne pour tout le monde et surtout pour l’image de la ville, laissons-le faire du modélisme avec nos rues, il nous peaufinera les plus belles maquettes qui soient, et elles seront grandeur nature. Nos hôtes aux cravates satinées (et aux poches pleines) pourront enfin aller de l’O.N.U. à la banque sans risquer à aucun moment d’être surpris. La même netteté, la même aseptie, la même sécurité, la même sécheresse, couvrira tous les trottoirs qu’ils emprunteront, et ils n’auront même plus l’impression de quitter leur bureau en arpentant la rue de la Faucille. Enfin notre ville entière, de bout en bout, de Carouge à Cologny, des Pâquis à Plainpalais, sera complètement morte. Empaillée avec gloire en un mausolée pour l’élite mondiale. Vidée de substance, fignolée en façade, pour qu’il reste aux touristes quelque chose à photographier.

    Voisin ou voisine, j’enrage. Parce que tu préfères aller acheter au supermarché, sous forme de musique enregistrée, cette ambiance " populaire ", " authentique ", qu’on assassine dans ton quartier. Parce que tu préfères aller au supermarché plutôt que de descendre défendre ta rue. Parce que tu consommes ce que tu pourrais vivre ou créer. Parce que tu révèles la force et le cynisme d’un système qui spectacularise, manufacture, empaquète, publicise, marchandifie la beauté qu’il ôte à la réalité. Parce que tu symbolises notre apathie, notre incapacité à nous battre dans une société qui nous apprivoise, nous berce et nous berne en nous vendant des succédanés de ce qu’elle anéantit devant nos consciences, lucides mais diverties par des préoccupations routinières, personnalisées, infiniment importantes. Le bac. Le diplôme. Le job. Le grand amour. La voiture. Les gosses. La carrière. La retraite. Le testament.

    Voisine ou voisin, j’enrage maintenant parce que je suis jeune et fougueux. Mais ne t’en fais pas. Tout le monde me dit que ce n’est qu’une étape. Il paraît qu’on vieillit très très vite. Qu’en vieillissant on voit des tonnes de Grottes poignardées, on voit des Croix-Rousses, des Paniers, des centres florentins, crever par dizaines, par centaines, et on se blase, on comprend que c’est comme ça, que c’est le cours de l’Histoire, qu’on n’y peut rien. Quand je serai vieux (l’année prochaine ?) je n’arriverai pas à enrager parce que je serai comme toi, je chercherai mon petit nid dans la société, mes petites matinées sucrées dans mon studio, je paierai mes impôts et je ferai mes courses : je financerai les Etats, les armements, les autoroutes, les multinationales, la misère noire du Sud, parce que faire autrement il paraît que c’est trop compliqué quand on est des hommes, des vrais. Autant se ménager une vie pas trop extraordinaire avant que notre passivité complice ne fasse exploser la planète. Ou ne la transforme en verre. Une bille toute ronde, toute lisse, absolument sûre, complètement morte. "

    Extrait du dossier Gentrification, Urbanisme et mixité sociale dans Non Fides N°III.

     

     

     

     



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